Une bouffée d'oxygène

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L' épopée du cargo-poubelle Probo Koala : les ONG n'abandonnent pas le navire

Les 19 et 20 août 2006, le cargo Probo Koala déversait près de 530 m3 de résidus pétroliers sur une quinzaine de sites entourant Abidjan, la capitale de la Côte d’Ivoire. Affrété par la multinationale néerlandaise Trafigura, ce tanker appartient à la famille de navire OBO (Ore, Bulk, Oil), si redoutée des opérateurs portuaires. Il peut en effet transporter simultanément des minerais (Ore), du vrac liquide ou solide (Bulk) et des hydrocarbures (Oil).
Un bilan humain et environnemental lourd 
Outre l’impact environnemental, le déversement de ces déchets toxiques a fait de nombreuses victimes. Paru en septembre 2009, un rapport de l’ONU (1) fait état de 15 décès, de 69 personnes hospitalisées et de plus de 180 000 consultations médicales. Mais selon l’expert Okechukwu Ibeanu (2) :
« Nous ne savons pas, et nous ne saurons peut-être jamais, le plein effet du déversement de 500 tonnes de déchets toxiques en Côte d'Ivoire ».
Contredisant le bilan officiel, l’Union des Victimes des Déchets Toxiques d’Abidjan et Banlieues (UVDTAB), créée en 2006, estime le nombre de victimes à 35 000, dont 35 décès. Outre une recrudescence de fausses couches (100 fausses couches en date du 10 avril 2009), l’ONG évoque de nombreuses pathologies : asthme, troubles psychiques, troubles cutanés et oculaires, accouchements prématurés, ménopauses précoces, impuissance masculine, naissances d’enfants malformés etc.  
En 2006, le groupe français Trédi récupère 9 600 tonnes de terres polluées par les déchets du Probo Koala, destinées à être incinérées dans l’usine spécialisée de Salaise, dans la vallée du Rhône. En février 2007, l’Etat ivoirien et l’affréteur du cargo passent un accord en faveur de la dépollution d’environ 3 000 tonnes de terres polluées, abandonnées à Abidjan. En septembre 2007, l’Etat ivoirien contacte une société d’origine canadienne, Biogénie. Mais le traitement biologique par bactéries est lent et s’adapte mal à l’urgence du chantier d’Abidjan. Emballés de manière précaire, les déchets sont entassés à ciel ouvert, isolés du sol par des palettes en bois.  
Un accident…pas si accidentel
Pour l’association Robin des Bois, cette catastrophe n’est qu’une illustration supplémentaire des dérives auxquelles conduit la course au profit. Selon elle, Trafigura a préalablement procédé au raffinage sauvage d’une coupe pétrolière mexicaine riche en composés soufrés à Gibraltar, enclave britannique au carrefour de la Méditerranée et de l’océan Atlantique où stationna le Probo Koala de la mi-avril à la mi-juin 2006 (3). Une fois rendue dans le port d’Amsterdam, la multinationale tente de faire passer ces déchets de désulfuration pour des résidus de cargaison. 
Mais l’odeur pestilentielle dégagée par ces déchets met la puce à l’oreille de l’opérateur portuaire Amsterdam Port Services (APS), lequel exige alors le tarif requis pour leur traitement adéquat. La facture pour cette opération passe de 23 à 900 euros le m3. Trafigura refuse l’addition et le navire reprend la mer avec à son bord la cargaison toxique. 
Officiellement, il s’agit de simples déchets d’exploitation. Officieusement, cette cargaison renferme des déchets reconnus juridiquement comme dangereux. Les autorités néerlandaises ont, dès lors, une part de responsabilité dans la survenue du drame, estiment les ONG. En fermant les yeux et en laissant repartir des déchets dont elles soupçonnaient fortement la nature, elles ont failli à leurs obligations juridiques. De fait, au regard de la Convention de Bâle, réglementant les mouvements transfrontaliers et l’élimination des déchets dangereux, l’exportation de ce type de déchets sans le consentement de l’Etat destinataire, constitue une infraction pénale. 
 
Or, lorsqu’il quitte le port d’Amsterdam, le Probo Koala hésite encore sur le cap à tenir. Après une escale au port de Paldiski-Tallinn, en Estonie, il choisit pour destination finale, Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il s’assure ainsi des frais d’élimination très avantageux et des contrôles… inexistants, étant entendu que la qualité de l’élimination est à la hauteur de son prix, à savoir négligeable. 
Les multinationales dans le viseur des ONG  
Bien que Trafigura ait toujours nié sa responsabilité dans cette affaire, elle fit l’objet de procédures judiciaires. Le 23 juillet 2010, le verdict du procès (tenu du 1er juin au 9 juillet) reconnaît la dangerosité des déchets de désulfuration. Naeem Ahmed, ex-employé de Trafigura, et Sergueï Chertov, ex-commandant ukrainien du Probo Koala, sont respectivement condamnés à des peines de prison de six et cinq mois avec sursis. Trafigura est, quant à elle, condamnée à verser une amende d’un million d’euros. Restés hors d’atteinte, les dirigeants de Trafigura ne sont pas inquiétés. Revendu et rebaptisé Gulf Jash, le Probo Koala reprend la mer pour de nouvelles aventures. 
Mais ce que l’on considère désormais comme l’un des plus grands scandales d’exportation de déchets européens en Afrique n’est pas prêt de se clore. En effet, le 25 septembre dernier, soit six ans après la catastrophe, Amnesty International et Greenpeace International ont publié un rapport édifiant. Intitulé « Une Vérité toxique », il dénonce les nombreuses transgressions de la législation en vigueur, qui ont conduit à ce désastre sanitaire. Fruit de trois années d’enquêtes, d’interviews de victimes et d’experts médicaux, ce bilan fait la lumière sur les rouages de cette affaire. Et souligne notamment la responsabilité des gouvernements impliqués, qui n’ont pas été en mesure de barrer la route du Probo Koala. Les auteurs du rapport mettent notamment en cause le caractère légal de l’accord conclu entre le gouvernement ivoirien et Trafigura, qui a permis à cette dernière d’échapper à toute poursuite judiciaire dans le pays.
 
Comme l’a si bien résumé Amnesty International, il est question ici :
« (…) de criminalité d’entreprise, d’atteintes aux droits humains et des carences des États qui n’assurent ni la protection des personnes ni celle de l’environnement. On constate ici que les systèmes de mise en œuvre du droit international n’ont pas joué leur rôle pour les firmes agissant à une échelle transnationale. On voit qu’une société a pu profiter des flous juridiques et des conflits de juridiction et que son comportement a eu des conséquences désastreuses. » 
Perspicace, ce message a également bien choisi son moment pour être communiqué. La publication du rapport des deux ONG a en effet coïncidé avec la réunion des États parties à la Convention de Bâle, tenue à Genève la semaine passée. 
1- Organisation des Nations Unies. 
2- Rapporteur spécial du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur les conséquences néfastes des mouvements et déversements illicites de produits et déchets toxiques et nocifs pour la jouissance des droits de l'homme.
3- Trafigura aurait profité du fait que les directives européennes, et notamment celles concernant les teneurs en soufre des combustibles liquides, ne s’appliquent pas dans cette zone pour y procéder au raffinage sauvage d’une coupe pétrolière mexicaine très riche en composés soufrés. La méthode employée s’inspirait du procédé Merox, connu pour sous-produire deux gaz nauséabonds et mortels à forte concentration : le mercaptan et l’hydrogène sulfuré. 
Cécile Cassier


08/10/2012
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